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“Pour toutes les filles noires un peu bizarres” récit d’une génération qui refuse les stéréotypes

par BY

10 oct. 2025

Longtemps invisibilisées ou caricaturées, les filles noires qui sortent des normes esthétiques, culturelles, comportementales restent souvent perçues comme illégitimes ou dérangeantes. À travers les prise de paroles d’artistes comme Théodora et les témoignages de jeunes femmes qui assument leur singularité, cette enquête explore une réalité peu nommée : être noire et différente, c’est encore défier les cases étroites imposées par la société… et parfois même par sa propre communauté.

Le 13 mai 2025, sur la scène des Flammes, un moment suspendu a fait vibrer l’audience de la cérémonie qui récompense. La chanteuse et rappeuse franco-congolaise Théodora (Lili Théodora Mbangayo Mujinga, alias Boss Lady), récompensée comme révélation féminine, lâche cette phrase simple mais puissante : « Je le fais pour toutes les filles noires un peu bizarres ! ». Son style, avant-gardiste et profondément personnel, refuse les conventions et brise les codes attendus. Chaque choix vestimentaire, chaque geste scénique est une manière de prendre sa revanche sur les stéréotypes.

En quelques secondes, son discours dépasse la cérémonie. Sur les réseaux sociaux, de nombreuses jeunes femmes se reconnaissent dans ces mots…parce qu’il met en lumière une réalité rarement nommée : être noire et « différente », c’est souvent être perçue comme illégitime ou dérangeante.

Des représentations étroites

Dans l’imaginaire collectif, les femmes noires sont encore piégées dans des clichés persistants : extraverties, exubérantes, parfois hypersexualisées, caricaturées et perçues comme rarement sensibles, alternatives ou avant-gardistes. Comme si leur identité devait se réduire à un registre figé, hérité de siècles de représentations coloniales et médiatiques.

Dès qu’une fille noire échappe à ces stéréotypes, qu’elle s’habille différemment, qu’elle écoute du rock, du métal ou de la pop expérimentale, qu’elle adopte une esthétique indie, gothique ou minimaliste, elle devient « la fille bizarre ». Là où l’originalité d’une femme blanche est saluée, l’altérité d’une femme noire est sanctionnée. L’une est « edgy », l’autre est « étrange ».

Et ce regard vient de toute part : de la société majoritaire, mais aussi parfois de l’intérieur de leur propre communauté. Comme si cette différence était une trahison.

Cookie : « On nous compare toujours entre nous »

Cookie, 20 ans, a l’habitude qu’on scrute son style. Ses looks mêlent influences japonaises, vibes baddie américaines et touches rock/punk. « C’est un mélange que je fais à ma sauce », dit-elle, un sourire au coin des lèvres. Mais très vite, son ton se fait plus ferme : « J’aimerais qu’on arrête avec l’amalgame du genre : “Ah, tu fais ça, donc tu fais comme Théodora.” Non ! Ce n’est pas parce que je suis une femme noire alternative qu’on doit forcément me comparer à elle. On n’a pas du tout le même univers. »

La remarque de Cookie révèle une mécanique insidieuse : la tendance à réduire les femmes noires alternatives à une seule figure emblématique, comme si leur singularité ne pouvait exister qu’en référence à une célébrité. Là où les artistes blanches jouissent de leur propre aura, les artistes noires se retrouvent enfermées dans un jeu de miroirs limitant.

La jeune femme raconte aussi les regards lourds : les insultes, les moqueries, des vidéos prisent d’elle sans son consentement. « Heureusement, je n’ai jamais subi d’agression physique. Mais des amis, oui. » Pourtant, elle garde une posture de résistance : « Je m’en fiche. Je ne vis pas pour les gens, je vis pour moi. » Et la preuve que son attitude inspire : sur TikTok, des jeunes la remercient de leur donner envie d’oser.

Gisselle : « La différence ne tue pas »

Gisselle, elle, revendique une esthétique plus fluide : « Un style mixte, qui change selon mon humeur, mais avec une base earthy girl, spirituelle. » Elle a trouvé son univers grâce à Pinterest, au lycée. « Je voyais des images, des looks, et je me disais : c’est moi. »

Mais se reconnaître soi-même ne suffit pas à être acceptée. « Les filles blanches, peu importe leur style, ont toujours un avantage. Être noire, c’est déjà compliqué. Être noire et adopter un style particulier, c’est encore plus difficile. On peut vite être cataloguée comme “bizarre”, mais dans le mauvais sens, comme si on était folle. »

Dans ses mots, on sent la lassitude face à cette hiérarchie tacite. Ce qui est jugé créatif chez les unes devient suspect chez les autres. Pourtant, Gisselle transforme ce rejet en force : « La différence ne tue pas. Autant être soi-même à 100 % que de se limiter par peur du regard des autres. »

Ses inspirations Erykah Badu, Rihanna, Doechii, incarnent justement cette liberté. Et ses vidéos TikTok, même modestes, lui valent des messages de gratitude. « Des gens me disent : “Ne change pas, ça m’aide.” Ça me touche énormément. Si je peux donner de la confiance, même un peu, c’est déjà beaucoup. »

Noa : « En Guadeloupe, on me disait que je voulais faire la blanche »

Noa a grandi en Guadeloupe. Adolescente, elle traverse une phase sombre : cheveux coupés, vêtements noirs, piercing à la lèvre. « Une période de rébellion », dit-elle. Ses parents, ouverts d’esprit, n’y voient aucun problème. Mais autour d’elle, le regard est sévère : « Personne ne m’a directement traitée de “bizarre”, mais on me disait souvent : “Tu veux faire comme une blanche.” »

Cette phrase, Noa l’a entendue encore et encore. Comme si aimer le rock ou le punk équivalait à se dénaturer. « Pourtant, ces esthétiques ont des racines dans la communauté noire, mais ça, ils ne le savent pas. » Dans sa bouche, pas de rancune, mais un constat amer : « Aux Antilles, les gens ne sont pas forcément informés sur ces cultures-là. Ils projettent leur méconnaissance. »

C’est en France métropolitaine que Noa a senti le décalage s’inverser. « Là-bas, personne ne me trouvait bizarre. On me disait même que j’avais du style. J’ai compris que le problème n’était pas moi, mais leur regard. » Une libération simple, mais essentielle.

Brûler les cases

De Cookie à Gisselle, de Noa à tant d’autres, les récits se rejoignent : être une fille noire « différente », c’est souvent être réléguée à la notion de bizarrerie. Mais ce mot, longtemps utilisé comme une arme d’exclusion, est en train de changer de sens, devenir un étendard, une revendication. Comme l’a dit Théodora, c’est un combat mené « pour toutes les filles noires un peu bizarres ».

Ces histoires racontent bien plus qu’une marginalité esthétique, elles montrent que l’altérité n’est pas un défaut, mais une richesse. Et surtout, ces témoignages ouvrent une voie : celle où chaque fille noire pourra être tout ce qu’elle veut : gothique, indie, spirituelle, extravagante, minimaliste, ou tout à la fois sans jamais avoir à se justifier. 

Annouck Januel