Femme drépanocytaire : briser le tabou pour mieux vivre la maladie
Avec 30 000 cas ressencés, la drépanocytose est la maladie génétique la plus fréquente dans le monde. Très peu médiatisée en Europe et en France, la drépanocytose est considérée comme étant une maladie ciblant essentiellement les personnes noires, en raison de l’allèle S, responsable de l’anomalie et prédominant dans l’haplotype Bantu (Afrique équatoriale). En Afrique, en plus d’être difficilement traitable, la drépanocytose y est stigmatisée. Ainsi, les personnes atteintes ressentent un grand besoin d’ouvrir la parole sur le sujet pour mieux vivre avec la maladie. Et lorsqu’on est une femme drépanocytaire, cela implique de se retrouver à l’intersection de plusieurs questionnements : la santé physique et mentale, le marché de l’amour et le désir de maternité.
Du fait des mouvements de populations, la drépanocytose, maladie génétique et héréditaire qui est initialement apparue en Afrique et en Inde, est très présente en Europe de l’Ouest. La France est le pays d’Europe le plus touché par cette maladie, avec une prévalence importante dans les départements d’Outre-mer (1 cas sur 499) et en région parisienne (1 cas sur 765) où se concentrent les populations à risque. Les chiffres restent cependant approximatifs dans la mesure où trop peu de jeunes adultes de la diaspora africaine ont conscience d’être porteurs du gène malade de la drépanocytose.
Si les symptômes de la maladie se caractérisent notamment par une anémie chronique, des complications vasculaires, des crises vaso-occlusives extrêmement douloureuses, un risque accru d’infections, et des atteintes progressives des organes, qu’en est-il des répercussions psychologiques ? À l’heure où la santé mentale (qui fluctue en raison de nombreux facteurs) est indispensable pour se sentir en bonne santé, comment les jeunes personnes, atteintes d’une maladie encore trop stigmatisée et trop peu documentée, cultivent-elles la leur ? Sans surprise, ils ont besoin d’ouvrir la parole sur le sujet pour mieux vivre avec la drépanocytose. Quid de la maternité considérée comme étant risquée chez la femme drépanocytaire ?
À travers les témoignages d’Anne-Marie, Lindsey et Tracy, l’excellente Prodige Mabanza nous décrypte la maladie, les tabous qui l’entourent et ses conséquences psychologiques et sociales…
Comprendre la drépanocytose
Pour mieux sensibiliser, il est important de poser les bons mots sur cette maladie, et de lever toutes les idées reçues. Pour commencer, la drépanocytose est une maladie génétique héréditaire qui affecte les globules rouges, responsables de transporter l’oxygène dans le sang. Les globules rouges d’une personne non malade ont une forme circulaire, tandis que ceux d’une personne malade auront la forme d’un croissant. Un enfant est drépanocytaire lorsqu’il hérite de deux hémoglobines SS de deux parents porteurs sains. L’hémoglobine S est le gène malade et l’hémoglobine A est le gène sain. Ainsi, deux parents AS auront une chance sur quatre d’avoir un enfant drépanocytaire, comme l’indique le schéma ci-dessous.
Les personnes ayant l’hémoglobine AS sont considérées comme des porteurs sains. Elles peuvent transmettre la drépanocytose mais ne sont pas malades pour autant. Les personnes ayant l’hémoglobine AA ne sont pas porteurs du gène S et ne peuvent donc pas transmettre la maladie à leur.s enfant.s. Les personnes SS sont drépanocytaires et présentent un risque important de le transmettre à leur progéniture.
La maladie se caractérise principalement par des crises vaso-occlusives (CVO) qui peuvent être déclenchées suite à plusieurs facteurs comme l’exposition à de fortes températures en été ou à des températures basses en hiver, des efforts intenses, une déshydratation, le stress, les menstruations, etc. Ces crises correspondent à des douleurs osseuses dues à des infarctus osseux provoqués par une obstruction locale de la circulation sanguine. En d’autres termes, les crises causent de fortes douleurs au niveau des articulations. Cela peut toucher les jambes, les bras, le dos, et parfois tout cela en même temps. Ces douleurs peuvent être soulagées par une prise d’antalgiques à domicile, mais dans le cas où cela n’est pas suffisant, les crises résultent en une hospitalisation.
À ce jour, la maladie est accompagnée de deux traitements : Siklos et Hydrea. Cependant, certains patients, notamment les plus jeunes, ont régulièrement des échanges transfusionnels sanguins. Il existe une façon de guérir de la drépanocytose, grâce à une greffe de moelle osseuse, à condition qu’un frère ou une sœur de la personne atteinte soit compatible. Or parfois, ce n’est pas le cas.
Une idée reçue plutôt répandue est que la drépanocytose serait une maladie qui n’affecterait que les personnes noires. À ce sujet, le professeur Léon Tshilolo, pédiatre hématologue au Centre hospitalier de Kinshasa, expliquait au micro de RFI : « Cette maladie est née à la suite d’une pression sélective qui a été exercée par la malaria, qui est une maladie parasitaire qui touche les pays où le climat est tropical. Ce qui ne concerne pas seulement l’Afrique, mais aussi une bonne partie de la péninsule Arabo-Indienne. C’est ce qui explique la prévalence des personnes qui sont porteuses de l’hémoglobine S surtout dans les pays Africains en dessous du Sahel, et en Inde. »
La drépanocytose peut entraîner des fatigues intenses et des hospitalisations, ce qui a pour conséquence de perturber le quotidien (scolarité, travail) des personnes atteintes. Par ailleurs, s’il s’agit d’un handicap physique, la maladie représente également une charge mentale importante.
Une maladie physique mais aussi mentale
Il existe une forte loi du silence autour de la drépanocytose, en particulier dans les communautés africaines : pour garder la face, par peur du regard d’autrui, mais aussi pour se protéger. Quoiqu’il en soit, ce tabou empêche les personnes atteintes de s’épanouir complètement au quotidien. Anne-Marie, 19 ans, est une jeune bruxelloise d’origine congolaise qui a lancé sa plateforme de sensibilisation ‘A Drepa Lifestyle’ sur les réseaux sociaux. « À la base, c’était simplement une plateforme de sensibilisation, et après, j’ai été approchée par des assos et des influenceurs, donc j’ai commencé à prendre la page plus au sérieux. » confie-t-elle.
Avant de se lancer sur les réseaux sociaux, Anne-Marie a longtemps gardé sa maladie pour elle, entre autres parce que ses parents l’encourageaient à ne pas en parler. Quand elle a pris conscience de l’ampleur de sa condition, son premier réflexe a été de le cacher à ses amis et camarades. Jusqu’à ce qu’un jour, elle ne l’a plus supporté : « Une fois quand j’avais 16 ans, on devait fêter l’anniversaire d’une copine, et on était super excitées pour cet évènement. Sauf que le jour J, j’ai fait une crise. Donc, je ne pouvais plus y aller. Et le lendemain, ma copine ne me parlait plus parce que je n’étais pas venue. Et j’ai pété un câble, j’ai expliqué à tout le monde que j’étais malade et j’ai arrêté de le cacher. », raconte-t-elle. Cacher sa maladie représente une violence symbolique interne qui s’ajoute au fait de devoir gérer les douleurs chroniques, et installe un isolement mental. « Le fait de le cacher, ça ne m’a apporté rien de bon. Alors que le fait d’en parler, ça m’a apporté une communauté sur Instagram de personnes comme moi. » ajoute Anne-Marie.
Plusieurs personnes atteintes de la drépanocytose ont recours à un suivi psychologique pour lutter contre ce sentiment d’isolement mental, mais aussi, contre la difficulté d’acceptation et le fait de ne pas se sentir comme les autres. « Je suis la seule drépanocytaire de ma famille, de tous mes frères et soeurs et de tous mes cousins et cousines. Ma vraie difficulté, c’était que moi aussi je voulais aller courir quand les autres allaient courir. C’est à partir du moment où mes parents ont commencé à me mettre beaucoup de restrictions sur les activités physiques que j’ai compris qu’il y avait une différence entre moi et les autres. » se souvient Anne-Marie.
Quand on est jeune, il est particulièrement difficile d’accepter cette condition physiquen, entre autres parce qu’il faut penser à tous les détails avant de se lancer dans des activités avec ses amis. Par exemple, lorsqu’on planifie un voyage, pour les longs courriers, il faut absolument porter des bas de contention pour se protéger de la coagulation du sang causée par une forte altitude. Pour les baignades, il faut vérifier la température de l’eau, et, au cas où elle serait trop froide, éviter de se baigner. Concernant les destinations à forte chaleur, il faut également rester vigilant.
Pour ces raisons, de nombreuses personnes atteintes de la drépanocytose passent par une période d’anosognosie, un trouble qui empêche de prendre conscience de sa condition, et qui implique le fait d’en minimiser les symptômes et ses conséquences.
Lindsey, 21 ans, drépanocytaire explique : « Comme la drépanocytose n’est pas vraiment une maladie continue, et que les crises n’apparaissent pas tout le temps, pour ceux qui ont une forme plutôt calme de la maladie, il est possible que l’on oublie qu’on est malade. Parfois, on veut juste se sentir comme les autres. Plusieurs fois j’ai oublié de prendre mon traitement, ou alors je ne l’ai pas pris volontairement, parce que je refusais de me sentir malade et de l’accepter. Il y a une forme de déni mélangé à du refus. C’est psychologique. »
Aujourd’hui encore, la gestion de la douleur chronique et ses implications sur la vie quotidienne représentent un enjeu dans la vie d’Anne-Marie. Il lui est compliqué de trouver un job étudiant en raison de sa santé. Tous ces détails font partie de la charge mentale qu’implique de vivre avec la drépanocytose, en plus des questionnements liés au futur.

Le marché de l’amour et le désir de maternité
Quand on est une femme noire drépanocytaire, on porte un fardeau social en plus. Au-delà des contraintes physiques et mentales, se pose aussi la question du relationnel amoureux.
La journaliste et autrice Christelle Murhula écrivait dans son livre ‘Amours Silenciées’ à propos des femmes noires : « Dans le contexte du marché de l’amour, être désirable rassemble un ensemble de caractéristiques positives au niveau physiques et psychologiques qui permettent une attractivité sexuelle. Des caractéristiques qui ne sont socialement jamais imputées aux femmes noires. » Être une femme noire sur le marché de l’amour n’est pas tâche facile. Être une femme noire drépanocytaire l’est encore moins. Comment choisir son futur conjoint en sachant que l’on est porteuse d’une maladie ? Comment envisager la maternité alors que la grossesse sera forcément à risques, en pensant à la potentialité de transmettre sa maladie à son enfant ? Tous ces questionnements traversent l’esprit des jeunes femmes drépanocytaires une fois qu’elles en prennent conscience.
Lindsey raconte : « Dès que j’ai eu 18 ans, mes médecins ont commencé à me demander si j’avais un copain et un projet de grossesse. J’ai vite compris que ça allait m’affecter pour le restant de mes jours.»
Anne-Marie, elle, a décidé qu’elle ne se marierait pas par amour mais par raison. S’imaginer avoir un enfant drépanocytaire ? Impossible ! « Penser à ça, c’est quelque chose qui ne me fait pas peur mais j’ai accepté que je ne me marierai pas par amour mais en fonction du génotype de mon futur conjoint. On n’a pas d’autres choix que de faire tous les tests. Aussi, je ne suis plus sûre de vouloir avoir des enfants. » explique-t-elle.
Parce que s’il y a la question du choix du partenaire pour éviter de transmettre la maladie à ses enfants, il y a aussi la grossesse qui n’est non sans danger pour les femmes drépanocytaires. En effet, les troubles hormonaux peuvent aussi engendrer des crises vaso-occlusives. Or, il est contre-indiqué de continuer à prendre son traitement ou des antalgiques, pour préserver le foetus. D’où la complexité de la grossesse chez les femmes drépanocytaires.
Tracy est drépanocytaire et mère de famille. Elle est issue d’une famille dans laquelle il y a plusieurs drépanocytaires, dont sa mère, sa sœur, et l’une de ses filles. Tracy a donc une connaissance approfondie de cette condition, notamment grâce à sa mère : « Avant de tomber enceinte, j’étais dans la crainte. Je pensais que [pendant la grossesse], soit tu mourrais, soit ce serait hyper compliqué. Comme j’avais vu ma mère avoir une grossesse risquée avec ma petite sœur, c’est ce que j’avais en tête. Mais il y a beaucoup d’idées reçues.»
Tracy a eu deux enfants. Pour sa première grossesse, elle a connu plusieurs complications, notamment un accident transfusionnel et une pré-éclampsie qui ne l’ont pas rassurée. Par contre, pour sa seconde grossesse, elle n’a pas eu de difficulté particulière. À la question « Comment ça se passe quand tu as une crise pendant ta grossesse ? », elle répond : « Quand tu es enceinte, tu fais des CVO habituelles, sauf que comme il y a le bébé, c’est compliqué de gérer ses émotions. Moi, j’ai fait une crise très intense. Je hurlais et le bébé me donnait des coups. Donc, en fait, tu as tout à gérer : toi et tes émotions, même si tu n’y arrives pas forcément. Mais tu dois essayer de te calmer, de caresser ton ventre pour essayer de calmer ton bébé. Je pense que l’enfant ressentait ce que je sentais. ».
Tracy tient cependant à souligner que chaque grossesse est différente. Certaines femmes drépanocytaires ont des grossesses sans complications, cela varie en fonction de la forme de la maladie (certaines sont plus graves que d’autres). Ainsi, même si Tracy avait une image négative de la grossesse en tant que drépanocytaire, cela n’a jamais remis en question son désir de maternité.
Pour toutes les jeunes drépanocytaires qui se posent la question du relationnel amoureux et de la grossesse, Tracy conseille : « Je leur dirais d’enlever ça de leur tête car même si tu es drépanocytaire, tu es avant tout un être humain. Certes tu as la drépanocytose, mais ça ne t’empêchera pas d’avoir un mari, d’avoir des enfants, ni d’avoir une vie quotidienne. Je leur dirais d’avoir confiance en elles. [Pour ce qui est du marché de l’amour], ton futur conjoint se devra de t’accepter telle que tu es. De toute façon, quand quelqu’un t’aime, il t’aime pour ce que tu es, en entier. Il ne faut pas désespérer. »
Briser l’omerta, une nécessité pour avancer
C’est pour tous ces questionnements qu’il est important de lever l’omerta sur la drépanocytose dans les communautés concernées, autant pour les personnes atteintes que pour les porteurs sains. Plus la maladie sera documentée et les individus informés, plus les drépanocytaires pourront s’épanouir, et plus on saura gérer et lutter contre cette condition.
Grâce à sa plateforme A Drepa Lifestyle, Anne-Marie a pu rassembler des jeunes en Belgique, autour de ce sujet : « Ça se voit que les gens attendaient cette plateforme pour drépanocytaires en Belgique. Ils sont très réactifs, on est très à l’aise les uns avec les autres. Il y a même des groupes de drépa qui organisent des sorties ensemble. C’est une communauté sympa. » confie-t-elle. Cette exposition a permis à la jeune femme d’intégrer l’association ‘A Sickle Cell Disease Fighting Club’ avec laquelle elle participe à des salons de sensibilisation et des visites d’hôpitaux en République démocratique du Congo.
Des initiatives comme l’application Drepacare, co-fondée par Laëtitia Defoi, permettent de rassembler des drépanocytaires pour lutter contre l’isolement social et mental lié à la maladie. Il y a aussi les associations telles que le RoFSED, le Réseau Francilien de Soin des Enfants Drépanocytaires, SOS Globi ou encore l’APIPD qui organisent des événements de sensibilisation et de rassemblement.
Drépanoclic, un outil d’aide au dépistage du gène drépanocytaire, permet aux personnes non atteintes qui souhaitent être dépistées, de connaître les étapes à suivre et de les guider lors du processus.
À la communauté africaine, Anne-Marie préconise ces trois choses : « 1. Se faire dépister. On doit tous connaître notre groupe sanguin, notre génotype, et pas seulement par rapport à la drépanocytose. Il ne faut pas être ignorant sur sa propre santé. 2. Faire des dons de sang, c’est hyper important. Pour ceux qui sont en bonne santé, donnez du sang. 3. Essayons d’enlever le tabou autour de la drépanocytose, car ça empêche les personnes atteintes de s’épanouir. Au lieu de mettre un tabou dessus, il vaut mieux s’informer et s’éduquer. Ça n’arrive pas qu’aux autres. »
Informer et documenter est donc primordial pour apprendre à gérer au mieux la maladie !
Prodige Mabanza pour BY US MEDIA
